Algérie : Quelles voies pour l’intégration des capitaux informels ?

Les options qui s’offrent au gouvernement sur le plan de la politique financière dans la conjoncture actuelle sont fort limitées. La planche à billets, actionnée depuis la fin 2017 par l’ancien gouvernement et ayant « produit » près de 60 milliards de dollars, ne paraît pas constituer une voie à poursuivre par l’actuel Exécutif.

L a décision à même, prise d’y mettre fin, même si, ça et là, on parle de la possibilité de continuer à solliciter la Banque d’Algérie pour assurer la poursuite de l’opération, en finançant directement le Trésor. L’autre alternative que n’exclut pas le gouvernement, c’est le financement par l’endettement extérieur à travers des crédits à contracter auprès des institutions financières internationales pour des projets structurants, jugés rentables et pouvant dégager, à un terme raisonnable, les moyens de rembourser la dette.

Outre ces options, en vérité non souhaitables, mais destinées à pallier le déficit budgétaire et le déficit de la balance des payements, des experts reviennent sur les réserves non encore explorées de la part informelle de l’économie nationale, laquelle pénalise les recouvrements de la fiscalité ordinaire et les recouvrements de la parafiscalité (Cnas, Casnos, Cacobath), en mettant aussi en danger la sécurité des travailleurs et celle des consommateurs. L’occasion est bien là, dans ce goulot d’étranglement que vivent les finances publiques, de réfléchir sérieusement à la meilleure manière d’intégrer une part non négligeable des activités économiques – on parle de 50% de PIB en dehors des circuits officiels – échappant au fisc et au contrôle de l’Etat.

Le marché parallèle et les activités informelles dans leurs différentes déclinaisons, allant d’un emploi non déclaré jusqu’aux grandes transactions, avec des montants de plusieurs millions de dinars, sans comptabilité ni facture, représenterait la moitié de toute la palette de l’économie de l’Algérie, selon les estimations de Frédéric Lepeyre, expert de l’Organisation internationale du travail (OIT), données en 2016 au cours d’une conférence organisée par l’Institut français d’Oran, en collaboration avec la Chambre de commerce et d’industrie de l’Oranie (Ccio). On sait que, dans les différentes déclarations des ministres, les chiffres des montants des transactions informelles évoluent au gré de la source où est puisée l’information et de la manière dont sont pris en compte les mouvements d’argent dans ce segment qui a bénéficié du privilège paradoxal d’être nommé « secteur ».

Le président de la Chambre de commerce et d’industrie d’Oran, Mouad Abed, estimera que les efforts déployés par les pouvoirs publics afin d’éradiquer le commerce informel « restent insuffisants devant l’ampleur de ce fléau qui constitue une menace sérieuse pour l’outil de production ». Il révèlera que 1 368 marchés informels ont été recensés à l’échelle nationale, dont de 872 de ces espaces ont été éradiqués entre 2012 et 2014.

Cependant, on sait que, dans leur majorité, les places libérées sont rapidement réinvesties au bout de quelques jours. Cela, pour ne parler qu’en termes de marchés de quartier et de rue, portant sur des marchandises de valeur modeste (fruits et légumes, lingerie, vaisselle domestique…). Quant aux véritables fortunes, bâties sur les marchés de gros de l’électroménager, du vêtement de luxe, de la pièce détachée…rien, apparemment, ne les a inquiétés à ce jour, si ce n’est la baisse du pouvoir d’achat des consommateurs qui se dessine à grands traits.

Un frein au développement de l’économie structurée

Etant jugé par les experts et économistes comme un véritable frein au développement du secteur formel, pourvoyeurs d’emplois, de richesses et de fiscalité – du fait qu’il lui impose une concurrence déloyale – l’informel est devenu, en Algérie, l’ogre contre lequel ont buté toutes les stratégies gouvernementales, particulièrement depuis que le pays avait commencé à respirer l’air de l’embellie financière jusqu’à la survenue de la crise des revenus pétroliers, qui continue, cinq ans après, à mettre à mal tous les plans de redressement. Avant la crise financière, presque tout le monde trouvait son compte dans cette perversion de l’acte économique. Du moins, le croyait-on. Si une partie des acteurs de ces activités en sortent, en effet, avec des capitaux mirobolants, arrivant même à blanchir leur argent où n’est pas exclue la corruption, les autres segments de la société et les organes financiers indicateurs de la santé de notre économie (services des impôts, caisses sociales, budget de l’Etat…) en sortent démunis, grevés par un manque à gagner qui se monte à des milliards de dollars.

Le ministère du Commerce a annoncé, l’année dernière, qu’il allait mener une étude sur le secteur informel pour en connaître les contours, les opérateurs et la masse monétaire en circulation au travers de ses différentes articulations. Les résultats ne sont pas encore rendus publics. De même, en 2011, lors des assises sur le commerce, le Conseil national économique et social (Cnes) a abordé la grande contrainte que constitue l’informel, générant une concurrence déloyale qui pénalise le commerce régulier et remet en cause les valeurs et les normes de travail.

Au début des années 2000, on a estimé le nombre de personnes employées dans l’économie parallèle à quelque 1 300 000. Le Cnes avait évalué, alors, sa croissance annuelle à 8% en termes de volumes de transactions. Les autorités politiques de l’époque avaient émis l’idée de mener une étude spéciale sur ce phénomène et ses circuits réticulés. L’idée tomba à l’eau, d’autant plus que les recettes du pays avaient « grisé » les gestionnaires de l’économie nationale, leur faisant « oublier » une dérive qui, pourtant, va prendre une ampleur inouïe quelques années plus tard; d’autant plus, également, que l’étude des réseaux de l’informel risquait d’aller au-delà de la façade extérieure (marché à la sauvette conduits par de jeunes chômeurs), pour aller sonder les acteurs de l’ombre qui se cachaient derrière ces bazars, où de hauts dirigeants de l’administration et de l’Etat étaient complètement impliqués.

Les choses étaient restées en l’état pendant plusieurs années. Dans le contexte de l’aisance financière, le gouvernement ne se sentait pas vraiment « gêné » par des activités qui, pourtant, au-delà de l’évasion fiscale, posaient des problèmes de sécurité des personnes qui y sont employées (non déclarées aux assurances sociales), de santé publique (en raison de la non- traçabilité technique des produits alimentaires proposés à la vente) et de la sécurité technologique des pièces détachées et appareils écoulés sur le marché. Les organisations de protection du consommateur n’ont pas pu fléchir la politique du gouvernement dans l’ « impunité » dont avait longtemps joui le secteur de l’économie informelle.

Il y a quelques années, les services de sécurité s’étaient plutôt intéressés aux petits revendeurs à la sauvette sur les trottoirs et dans les quartiers, avec lesquels ils « jouaient au chat et à la souris ». Les gros bonnets de l’informel étaient restés intouchables. Il a fallu que survienne la crise des recettes pétrolières et se creuse profondément le déficit budgétaire, pour que les pouvoirs publics et les gestionnaires de l’économie nationale daignent se pencher sur la problématique de l’informel, bien que des experts nationaux – à commencer par ceux de l’organe consultatif public qu’est le Cnes – aient attiré l’attention du gouvernement depuis longtemps plusieurs années.

Aller au-delà des simples palliatifs

Le premier réflexe développé, a été celui de parer au plus pressé. Il fallait que le marché parallèle contribue au renflouement des caisses de l’Etat. Le ministère des Finances avait, en 2015, décrété une sorte d’ « amnistie fiscale » à travers l’opération dite de « mise en conformité fiscale volontaire », consistant, aux détenteurs de capitaux liquides, de les déposer en banque contre une taxe, dite libératoire, de 7% de la somme déposée.

Cette opération, décidée dans le cadre de la Loi de finances complémentaire 2015, dont l’échéance de clôture a été fixée à la fin 2016, n’avait pas pu drainer grands capitaux. Son échec était avoué à moitié par le gouvernement, par le fait qu’il procéda à la prorogation du délai initial de clôture jusqu’à la fin 2017. Suivit, quelques mois après, en avril 2016, l’opération dite de l’emprunt obligataire, avec un délai de six mois, afin de pouvoir suppléer au déficit de financement des projets d’équipements publics. Les opérateurs de l’informel étaient supposés contribuer par leurs capitaux liquides à cet emprunt, avec, en sus, un taux d’intérêt jugé intéressant, soit 5 à 5,5%, selon la durée de l’emprunt contracté. Il n’en fut rien. Plus de 80% des sommes engrangés étaient issues des établissements publics (banques, compagnies d’assurances..). Même l’obligation de l’utilisation de chèque pour les transactions commerciales – que les différents gouvernements, depuis la crise des revenus pétroliers de 2008, arborèrent comme une sorte de « baquette magique » qui devait faire rentrer les opérateurs de l’informel dans les rangs – n’a jamais été suivi d’une application rigoureuse et généralisée, depuis le modique seuil fixé en 2009, à savoir 50 000 dinars, jusqu’au seuil fixé en 2016 pour les transactions immobilières, à savoir 5 millions de dinars.

Laissées à la seule volonté des acteurs de l’informel, les choses ne pouvaient pas évoluer dans le sens de l’intérêt général. Et les contraintes ne faisaient alors que s’accumuler et les horizons de leur résorption de s’embrouiller.

Aujourd’hui, pour maintenir la dépense publique au niveau et au rythme des années avant la crise, il faut, selon des analystes, un baril qui ne situerait pas au-dessous de 70 dollars. Se basant sur ces données, ainsi que sur d’autres constats qui font ressortir les différents déficits publics, le projet de Loi de finances 2020 a légèrement « rogné » dans les dépenses de fonctionnement et d’équipement. En tout cas, l’apport de l’argent de l’informel, dans le contexte de la défiance légendaire régnant entre les opérateurs et l’administration, ne serait, dans le cas où il réussit à être partiellement mobilisé, qu’une goutte d’eau dans l’océan des besoins de dépense publique.

Les Débats, 20 oct 2019

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